» Le documentaire, une fiction ? « 

Notre ami Jean-François Burgos nous fait l’amitié de publier sur note site une réflexion personnelle à partir du documentaire de Safaa Fathy intitulé : « D’ailleurs Derrida ».

A l’heure de la multiplication des images dans tous les espaces privés comme publics, où l’image ne connaît plus de format, la question, devenue plus large, des contenus reflétés par ces images apparaît être la source d’une indistinction généralisée.
Les films de fiction, les documentaires, les opéras, les événements de toute sorte viennent se bousculer sur les écrans de nos salles de cinéma. La ligne éditoriale d’un établissement, résultante d’une programmation, se révèle devenir un enjeu redoutable, dès lors que vient s’appliquer la proposition de l’offre de qualité pour les publics, dans une jungle foisonnante de nouveautés.
L’emploi du terme ‘’offre’’ implique le principe d’une émission et d’une réception de l’objet filmique pour atteindre les spectateurs. Se posent alors, de nos jours, avec la loi, toutes les implications des droits culturels en tant que droits humains. Ces droits ont pour finalité de sortir le spectateur de l’anonymat de la quantité, pour devenir une personne en tant qu’être singulier.
Il n’est point proposé, ici, d’explorer toutes les complexités de ce qui ressemble plus à un univers de possibles. Il est proposé de s’arrêter au documentaire. Et, dans cette « catégorie’’, de nous arrêter sur le témoignage d’un homme, spectateur, face à un documentaire dont il est lui-même le sujet, la personne.
Jacques Derrida fut le sujet d’un film de Safaa Fathy intitulé : « D’ailleurs Derrida ». Le Collège Iconique l’invita en 2002 pour une discussion après la projection de ce film.
Il fut mis en situation, après cette projection, de commenter le propos l’exposant à l’écran. Il devint, par cette situation, l’enjeu, en tant que sujet central, du documentaire et, en tant que regardant, le spectateur. De cette façon, se crée une sorte de situation continue, unique où l’émetteur se confond avec le récepteur. Alors qu’en tant que spectateur, nous sommes plus communément placés dans une relation discontinue dans notre rapport au film, puisque nous ne sommes pas dans le contenu du film.
Derrida, au fil de l’interview ayant fait l’objet d’un livre, nous livre ses réflexions, en ayant recours à des termes clés aux questions posées comme : « le moi, le film, les mots, la coupure, le sujet, la trace,… ». Sont livrés, ici, quelques développements.

Le « moi ».

Avec le ‘’moi’’, Derrida exprime, en premier lieu, un pardon. Il nous révèle une pudeur en tant que sujet projeté à l’écran, tout en étant parmi les Autres dans la salle. Ce qui implique en premier lieu, une impossibilité, pour lui, d’entrer en ‘’raisonnance’’ avec ce qui est montré à l’écran (diégétique).
De ce fait, il reste conscient d’être parmi les Autres, d’être dans la salle. Il se voit parler et, simultanément, instantanément, il s’interroge sur l’intérêt de parler de soi pour s’adresser à ‘’qui ?’’.
Derrida déclare un empêchement à atteindre une forme d’appropriation de l’objet projeté. Pire, il se sent étranger à lui-même. Il devient un « Autre » pour lui-même. Il en vient à réexaminer, du coup, l’exactitude de ce qu’il dit dans un autre temps, en un autre lieu pourtant présent par la projection. Il en arrive à exprimer une réserve de lui-même  (1).

Le « film ».

Le film documentaire devient le motif (en tant que forme) des griefs de Derrida. Il interroge nettement la dualité de la recherche d’un réel, face au basculement vers la fiction. Il convoque le terme de « circoncision »(2) comme étant la non réappropriation de l’idiome (3). Il propose l’idiome comme étant le contenant de ce qui fait la singularité de l’être. C’est un ‘’propre’’ qui doit apparaître pour chacun des Autres.
De ce fait, pour Derrida, sur l’écran et dans la salle, il se considère comme exproprié de la possible appropriation du film par les ‘’Autres’’. Il en vient à mettre en retrait le terme de documentaire en usant, quasi exclusivement, du terme de film. Il tire alors ce qui constitue le film vers une image qui donne à voir, qui parle pour elle-même, annihilant de ce fait toute possibilité de mimésis.

La « coupure ».

Même si Derrida peine à se reconnaître dans ce qu’il voit, il est moins dans une critique du film que
dans ce qui fait l’accès à l’apparition d’une réalité en tant que documentaire.
Avec la ‘’coupure’’, il constate l’inadéquation entre le geste et la parole. Cette inadéquation exprime
un autre motif qui dit quelque chose de ‘’secret’. Il fait le constat du bouleversement du temps. Il y a une parole qui devient plus vieille que lui et qui continue de parler comme une sorte de ligne parallèle à son propre rapport au temps. C’est, à cet endroit, qu’il situe ce possible ‘’secret’’ que l’interruption de la coupure révèle et interdit et qui, en toute fin, contredit.

Le « sujet ».

Du rapport intérieur/extérieur de l’objet film, Derrida bascule dans un autre point de vue. Il redevient spectateur toujours dual, en abordant la question du ‘’sujet’’. Il présente une critique du genre qui peut nous renvoyer à notre époque. C’est la banalisation du ‘’storytelling’’ ou la fabrication de séries renvoyant l’image très scénarisée du sociétal quotidien.
Derrida est très net et il stigmatise l’illusion de l’essentialisation du moi, en tant que recherche d’une identité comme nécessité, comme besoin. Il considère l’essentialisation comme porteuse du sens contraire à ce qu’elle tente de définir. Pour lui, le recours à l’essentialisation porte sur un objet qui ne peut l’être. Elle traduit une envie insatiable, interminable pour atteindre une identité jamais parfaitement cernée. Le tout est hors de portée.
En partant de sa propre exposition de lui-même, il ne peut que faire le constat de la dimension très parcellaire de lui-même, telle que restituée par le film. En considérant l’essentialisation comme la recherche d’un tout, il démontre qu’il ne peut exister de totalité, au moins le concernant.

La « trace ».

Bien entendu, Derrida nous conduit vers l’idée de la trace qui débute par une origine, comme le film. Mais qui, tout aussitôt, s’éloigne de l’origine pour devenir la trace séparée du tracement, de l’origine traçante. La trace devient un moyen, un vecteur permettant, autorisant le passage de l’objet ainsi arraché de son contenu pour devenir l’archive. Bien d’autres notions, tout aussi fondamentales, sont à trouver dans le témoignage de Derrida en tant qu’objet d’une expérimentation machiavélique montée par le Collège Iconique.
Il peut être retenu, à ce stade, qu’à partir de la pensée nue de Derrida, apparaît l’idée d’un secret. Il se glisse par des voies distinctes dans un film relatant des moments de vie dynamiques et pourtant figés en regard du temps passant. Le ‘’tout’’, ici peut-être le film documentaire, par les parties qui le composent, apporte une sorte de supplément, parfois indistinct de prime abord. Dans la logique des systèmes, que Derrida œuvre à décomposer pour mieux les comprendre, apparaît la forme entropique du secret. Il nous interroge, de fait, sur l’inévitable fiction présente dans un contenu se voulant le reflet de la réalité. Le documentaire se retrouve dans la situation de la flèche de Xénon, symbolisant le mouvement d’un trait qui va atteindre son but, mais où le moment d’atteinte du but visé peine à pouvoir être défini. Pour reprendre Thomas More, n’avons-nous pas là la définition de ce qui est, mais qui n’est nul part ?
Derrida nous propose de concevoir une réalité documentée comme étant toujours un éloignement lorsque l’on tente de se rapprocher d’elle.
A l’aulne de ces propos et de ce qui peut se jouer dans nos salle de cinéma, avons-nous à nous interroger, dans une ligne éditoriale de salle de cinéma, sur l’indistinction entre un film de fiction dit de cinéma et un film documentaire ?
Jean-François BURGOS

 

(1) Derrida déclare : « Je ne peux m’engager, mais sans me renier ».

(2) Circoncision : de circum : autour et cidere : couper ; au sens rhétorique c’est aussi réduire, supprimer et en français ancien (1235) purification du coeur, circoncision du coeur dans les Pensées de Pascal (1660).

(3) Idiome: du grec idiôma, idiômatos ; au sens de : propriété particulière et plus tardivement particularité de style.

A lire : Trace et archive, image et art. INA éditions ISBN : 978-2-86938-217-6